J.M.G. Le Clézio : un auteur à découvrir en classe de français et d’espagnol

Puente 114(2003)

A la Foire du Livre de Bruxelles en février 2003, j’ai interviewé J.M.G. Le Clézio devant un auditoire d’élèves du secondaire et leurs professeurs.

Interrogé sur ses écrivains préférés, il a cité notamment le mexicain Juan Rulfo, auteur de deux courts livres : Llano en llamas (1953) et Pedro Páramo (1955).

Une partie de l’œuvre de cet écrivain pourrait donc servir de base pour le professeur d’espagnol qui veut traiter du Mexique avec ses élèves.

L’auteur de Diego et Frida et du récent Révolutions éprouve en effet beaucoup d’intérêt pour l’Amérique centrale, en particulier depuis les séjours qu’il a effectués en 1970 et 1974 chez les Indiens Emberas et Waunanas dans la province du Darien au Panama, et dont il a partagé la vie.

Cette expérience a complètement changé sa propre existence, lui faisant voir le vide de notre monde de consommation et le luxe de la simplicité totale, d’une vie réduite à l’essentiel dans le contact avec la nature. Il dit aussi être devenu moins « cérébral » à leur contact.

Il a relaté cet épisode de sa vie dans La fête chantée [1].

Le Clézio essayiste.

Mieux connu comme auteur de récits, de romans et de nouvelles, dont beaucoup mettent en scène des enfants ou des jeunes et sont accessibles aux adolescents, Le Clézio a aussi développé dans des essais certains thèmes qui apparaissent dans son œuvre romanesque : par exemple l’horreur des villes, le voyage ou le rapprochement avec la nature, grâce à une sorte d’initiation qui transforme complètement l’homme et le met en contact avec une forme de sacré.

La spiritualité sous divers aspects est en effet très présente dans son œuvre.

Le rêve mexicain ou la pensée interrompue [2] n’est pas un livre de vulgarisation, ni une savante œuvre de spécialiste ; c’est une réflexion personnelle et polémique sur le choc de deux civilisations au début du 16e siècle, entraînant la destruction de la civilisation aztèque et le triomphe de de la modernité européenne qui annonce l’ère coloniale.

L’auteur oppose le « rêve du Conquérant » au « rêve des origines » et aux mythes aztèques ; il se fonde sur les témoignages, peu connus probablement du lecteur non spécialisé, de deux Espagnols hors du commun.

Les bases de sa réflexion

Bernal Díaz del Castillo (1500 – 1581) participa à l’expédition dirigée par Cortés vers le Mexique en 1519. Il relatera cette expédition quarante ans plus tard dans une chronique intitulée Historia verdadera de la conquista de la Nueva España [3].

Bernardino de Sahagun (1500-1590) écrit son Historia general de las cosas de la Nueva España dans un esprit tout différent.

Ce franciscain venu dans le Nouveau Monde après la conquête sauvera de l’oubli une grande partie des connaissances des Indiens, incitant par exemple nombre d’entre eux à réécrire en écriture latine, en nahautl (langue des aztèques, parlée encore aujourd’hui) ou en espagnol, les textes détruits qu’ils gardent en mémoire ou à recopier ceux qui existent encore.

Ce qu’on appelle en effet les codex mexicains sont des textes rédigés en écriture pictographique sur des longues feuilles faites de fibres d’agave ou bien de cuir de cerf et pliées en accordéon.

Ils existaient en grand nombre à l’époque préhispanique mais furent presque tous détruits lors de la conquête espagnole (et bien plus tard, lors de la révolution mexicaine du 20e siècle également).

Le livre immense de Bernardino de Sahagun a permis de sauvegarder la mémoire des Indiens et est une véritable mine de renseignements sur leur civilisation.

Les rêves opposés.

C’est ainsi qu’apparaissent dans Le rêve mexicain de Le Clézio deux « rêves » opposés et conflictuels : la soif d’or des Espagnols et le rêve religieux des Aztèques attendant le retour d’hommes ou de dieux venus de l’Est pour régner à nouveau sur eux.

La troupe de Cortés est peu nombreuse mais connaît les techniques de la Renaissance, l’usage des chevaux, et est aidée notamment par une indienne captive, la Malinche, qui lui servira de « langue », d’interprète.

La réflexion sur la parole, mensongère ou vraie, est très importante dans ce livre.

Le but officiel de la conquête est l’évangélisation de ce peuple sanguinaire et considéré comme totalement soumis à ses « idoles » et à ses « démons » ; la religion sera donc un instrument de domination pour les Espagnols.

Du côté des Indiens, c’est une angoisse religieuse sincère devant l’exigence des Espagnols : chez les Aztèques en effet, l’or n’est pas employé comme monnaie, car il est sacré ; le céder, c’est encourir le risque de déplaire à leurs dieux.

L’inégalité, ou plutôt la disparité des forces, fera que la civilisation aztèque, vieille de plusieurs siècles, sera détruite en deux ans par les Conquérants.

Tout ceci, Bernal del Castillo le relate en témoin s’attachant surtout aux faits.

Le religieux Bernardino de Sahagun va plus loin.

Bien qu’il éprouve de l’horreur pour cette civilisation qu’il juge idolâtre et cruelle, il est aussi fasciné par la foi et les rites « magiques » des Indiens, qui expriment ainsi leur croyance en quelque chose de surhumain.

Les rites. Les mythes.

Voici ce qu’en dit Le Clézio : « Les danseurs, les guerriers, les prêtres, et jusqu’aux hommes que l’on conduit au sacrifice, cessent d’être de simples mortels ; ils deviennent des dieux, car le rite les fait entrer dans un autre monde qui magnifie et transforme leur existence. Il s’agit véritablement d’une transfiguration… ». Et il cite Sahagun, à propos de la fête ixnextiua qui veut dire « chercher la destinée » : « Durant cette fête, ils disaient que tous les dieux dansaient, et ainsi tous ceux qui dansaient se déguisaient en divers personnages, les uns en oiseaux, les autres en animaux… D’autres encore portaient sur leur dos un homme endormi, et ils disaient que c’était le songe… ».

Le Clézio consacre de nombreuses pages aux mythes aztèques, aux dieux et à leurs attributs.

L’essentiel de sa pensée est résumée dans les premières pages du chapitre La pensée interrompue de l’Amérique indienne (p. 206-213), dont on peut lire un extrait avec des élèves de classe terminale, au cours de français.

Une réflexion lyrique.

Mais il ne s’agit pas seulement (ou pas du tout ?) d’un livre de plus sur la civilisation des Aztèques et sur la conquête espagnole, même si il est fondé sur de solides connaissances et notamment plusieurs entretiens avec l’ethnologue Jacques Soustelle, dont tout le monde connaît par exemple La vie quotidienne des Aztèques à la veille de la conquête espagnole [4].

D’abord, il y a le langage de Le Clézio, lyrique, rythmé, puis son émotion face à la grandeur de cette civilisation, et son indignation devant l’esprit de lucre, l’incompréhension et l’intolérance de la plupart des envahisseurs. Comment ne pas penser à la réflexion humaniste de Montaigne sur barbarie et civilisation dans Les Essais [5]?

La pensée interrompue.

Dans la dernière partie du livre, l’auteur dépeint les révoltes d’Indiens, les massacres, les suicides en masse qui forment une partie de l’histoire du Mexique jusqu’à nos jours.

Mais il ne s’agit peut-être là que d’une « pensée interrompue » dit J.M.G. Le Clézio. « Aujourd’hui, après tant de destruction et d’injustice, l’on peut rêver à ce qu’auraient été les grandes civilisations amérindiennes… Les grands seigneurs de l’Anahuac et le cazonci du Michoacan de sont pas seulement des chefs de guerre. Ils sont aussi des philosophes et des poètes, des urbanistes… »

Le livre se termine par un très bel extrait du Codex Florentinus évoquant le retour possible de ce qui a été, « en un autre temps, en un autre lieu… ».

Le Mexique dans « Révolutions ».

Le Clézio ne se contente pas d’une réflexion peut-être trop nostalgique et idéalisée d’une civilisation particulièrement cruelle et sanglante. Le présent aussi existe pour lui.

Jean, le héros de son dernier roman, Révolutions [6], vit un temps à Mexico en 1968 ; il est fasciné par cette ville et son mélange de passé et de présent, notamment quand deux de ses amis indiens parlent nahuatl dans le métro, à l’étonnement de tous. Il évoque également la révolte des étudiants noyée dans le sang et veut voir de ses propres yeux l’errance des paysans qui ont quitté leurs villages pour échouer finalement dans les bidonvilles autour de Mexico.

L’auteur éprouve pour ce pays et cette ville d’aujourd’hui un amour profond, malgré la cruauté des problèmes humains qui s’y posent. C’est, sans doute, très différent de ce que l’on peut ressentir lors d’un voyage touristique. Ce livre est un encouragement, pour le lecteur adulte ou jeune, à penser autrement , avec plus de profondeur, les réalités de notre temps.

Une source de réflexion pour le professeur et l’élève.

Quant au lecteur désireux lui aussi d’éviter le passéisme et la mélancolie à l’égard de tout ce que la violence humaine a emporté au cours des temps, qu’il songe à cette inscription qu’on peut lire à Tlatelolco, ultime point de la résistance indigène : « Le 13 août 1521, héroïquement défendue par Cuauhtemoc, Tlatelolco tomba entre les mains de Hernán Cortés. Ce ne fut ni un triomphe ni une déroute mais la douloureuse naissance du peuple mexicain qui constitue le Mexique d’aujourd’hui. » [7].

Josine CANCELIER

——————————————————————————–
[1] Ed. Le Promeneur / Gallimard 1997.

[2] Ed. Gallimard 1988.

[3] Paru en français sous le titre La conquête du Mexique. Ed. Actes Sud / Babel 1996.

[4] Ed. Hachette 1955.

[5] Les Essais, I, XXXI, Des cannibales.

[6] Ed. Gallimard 2003.

[7] Amérique continent imprévu. Ed. Bordas 1992.